Russie: l'affaire Berkovitch ou l'assaut de la "masculinité toxique"
Russie: l'affaire Berkovitch ou l'assaut de la "masculinité toxique".
Moscou (AFP) - Pendant des années, Elena Efros a écrit à des personnes emprisonnées en Russie pour les soutenir. Jusqu'au jour où elle s'est retrouvée à envoyer des lettres à sa propre fille, Evguénia Berkovitch, jetée en prison pour une pièce de théâtre.
Mme Efros, 64 ans, ne s'attendait pas à cette arrestation. Elle anime depuis 2015 un réseau de correspondants écrivant aux prisonniers politiques. "S'ils devaient enfermer quelqu'un, je pensais que ce serait moi, pour ces lettres".
Le 4 mai 2023, la dramaturge Svetlana Petriïtchouk, 43 ans, et la metteuse en scène Evguénia Berkovitch, 38 ans, sont pourtant arrêtées et accusées de "justification du terrorisme", passible de sept ans d'emprisonnement, pour un spectacle réalisé en 2020.
Leur pièce de théâtre, "Finist, le clair faucon", parle de femmes manipulées et recrutées par le groupe Etat islamique (EI) pour se marier en Syrie. L'œuvre avait reçu en Russie deux récompenses équivalentes aux Molières en France.
Mais les temps ont changé. Depuis l'attaque contre l'Ukraine, de plus en plus d'artistes jugés hostiles à Vladimir Poutine ou ne s'étant pas engagés en sa faveur sont contraints à l'exil, censurés, licenciés.
L'affaire Petriïtchouk/Berkovitch rappelle que la prison est aussi un risque bien réel.
- "Destructologie"-
Leur dossier est bâti sur "l'expertise" d'un linguiste se présentant comme le créateur de ce qui se présente comme une nouvelle science -- la "destructologie" -- qui assure qu'elles ont fait simultanément la promotion de l'EI et du "féminisme radical".
L'accusation de "féminisme radical" a rejoint le discours conservateur, anti-LGBT+ et anti-Occident d'apôtres du Kremlin et du Patriarcat orthodoxe.
Le pouvoir exalte en ce sens l'image traditionnelle d'hommes héroïques combattant en Ukraine, bien que l'armée russe y soit accusée de viols et crimes de guerre par Kiev et des ONG, ce que Moscou dément.
Cela étant, même un organisme du ministère russe de la Justice a jugé invalide "l'expertise" visant Mmes Petriïtchouk et Berkovitch. Une deuxième étude est en cours. En attendant, elles restent en prison.
Le 2 novembre, Elena Efros, une petite dame aux cheveux gris, assiste à Moscou à une audience sur le prolongement de la détention provisoire de sa fille. Avec 4h30 de retard, les deux accusées arrivent au tribunal.
Leurs avocats dénoncent des accusations absurdes, expliquent que la pièce incriminée fustige au contraire le terrorisme et exhortent le juge à laisser Mme Berkovitch retrouver ses filles adoptives, âgées de 17 et 19 ans.
"Deux enfants malades ont été arrachées depuis six mois à leur maman...", commence Mme Berkovitch, vêtue d'une chemise d'un blanc immaculé. Elle s'interrompt, le visage crispé par la douleur, pousse un cri en serrant les dents, puis se reprend.
"C'est de la torture", répète-t-elle en s'adressant aux représentants du parquet, un homme au crâne rasé, qui l'observe d'un air blasé, et une femme en uniforme, qui pianote sur son téléphone, sans même lui décrocher un regard.
La défense fait venir une psychologue qui explique que l'adolescente mineure de Mme Berkovitch, traumatisée après avoir grandi en orphelinat, fait des cauchemars dans lesquels elle voit sa mère mourir en prison.
Le juge se retire. 1h30 d'attente. "Quand un juge réfléchit longtemps, cela n'augure rien de bon", chuchote Mme Efros. Il revient et lit rapidement sa décision d'une voix stérile : détention prolongée jusqu'au 10 janvier.
"Quelle honte !", clame Elena Efros.
"Bonne année !", lance sa fille.
Elena Efros plaque sa main sur la cage en verre où sont détenues les prisonnières. "Miaou", dit-elle. "Miaou", répond Evguénia, le signe de leur amour pour les chats, leur "mythologie" familiale, expliquera Mme Efros.
- "Femmes libres" -
"Les juges n'ont pas de conscience, ils appliquent un programme fixé à l'avance", souffle Elena Efros dans les couloirs du tribunal, tandis que l'avocate de sa fille, Ksenia Karpinskaïa, dit ne pas comprendre "une telle cruauté".
Mme Efros doit maintenant attendre son train de nuit pour Saint-Pétersbourg, où elle habite depuis toujours.
Accueillie dans un théâtre moscovite, elle parle de sa fille, de leurs querelles qui ont diminué "depuis qu'Evguénia a eu des enfants" même si, dans sa dernière lettre, l'artiste la taquine "comme avant" au sujet d'une série télévisée que regarde sa mère.
Evguénia l'appelle "Kototouille" (dérivé de "kot", "le chat" en russe), mais elles ne se disent jamais "Je t'aime". "Ce n'est pas d'usage chez nous", commente Mme. Efros.
Toutes deux sont issues d'une lignée de militantes. La grand-mère maternelle d'Evguénia Berkovitch, l'autrice Nina Katerli, s'est battue pour les droits humains et contre l'antisémitisme.
Ce sont les "femmes libres" qui refusent de "rester dans la cuisine" qui sont visées dans l'affaire Petriïtchouk/Berkovitch, estime Elena Efros, en regrettant que la "masculinité toxique" fleurisse en Russie depuis le 24 février 2022.
Pour elle, en s'attaquant aux féministes, le pays effectue symboliquement un retour vers le "Domostroï", un traité d'éducation russe du XVIe siècle qui encourageait les hommes, pour asseoir leur autorité, à frapper leurs femmes et leurs enfants.
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